Quand on écoute une « affaire », on entend d’abord l’histoire racontée par le plaignant, après on entend la version de « l’accusé ». Avec ces éléments, les enfants se font une opinion qu’ils expriment chacun leur tour.
Mariama a écrit une plainte, elle a la parole :
« Carine a dit que j’fais l’amour avec Clément elle l’a dit quand on était en train de dessiner dans l’club de Hugues ».
Carine trépigne sur sa chaise, le bras tendu « c’est pas vrai ! ».
Plusieurs enfants le bras tendu, demandent à parler, ils agitent leur main d’impatience et quelques-uns sont debout, je sens qu’ils sont touchés, je tempère les impulsions en annonçant la liste de ceux qui demandent la parole.
Le mot « amour » les met en transe, déclenche des rigolades, de la gène « beurk !.. aïe !… »
Ils se tournent vers Carine :
« C’est pas bien Carine » « on doit pas dire ça ! » « si on te le faisait ». Ils admonestent, ils sermonnent. Je laisse dire, arrive le tour de Mariama : « Si ! tu l’as dit » « Tu n’as pas compris c’était pour de faux ! » se défend Carine. La situation est bloquée.
J’interviens, le Conseil est un lieu de réflexion pas de jugement, si j’incite mes élèves à regarder autrement la situation, si elle est éclairée différemment, nous déboucherons sur autre chose de plus humain qui nous servira à nous regarder autrement et peut-être à nous comprendre. C’est là que je joue mon rôle je les entraîne sur le terrain de la philosophie, la question de l’autre.
Je m’adresse à tous les enfants du Conseil : « Carine a dit que c’était pour de faux, que c’était une blague, réfléchissons, est-ce qu’on peut dire une blague en blessant quelqu’un ? (rappel : Mariama a porté plainte) »
« oui… non… »
« Est-ce qu’une blague peut faire du mal ? gêner ? »
Ils oublient de lever le bras, ils discutent : « une blague c’est drôle… oui !… mais si tu fais les frais !… oui mais ça fait rigoler… oui ben Mariama elle a pas rigolé… »
Je mesure l’importance de ce débordement, je l’accepte, ils s’interrogent, ils sortent du discours tout fait, Volkan dit : « on peut dire une blague mais une gentille. »
« A qui parles-tu Volkan ? », les jeunes enfants qui s’initient à la prise de parole, ont tendance à parler en me regardant, et moi, je veux qu’ils se regardent quand ils se parlent au Conseil, c’est tout un apprentissage. Après, ils en prennent l’habitude et ils passent de moins en moins par mon regard.
« A Carine » me répond-il, il se tourne vers elle « tu peux dire une blague qui fait pas mal », Carine lui répond » oui mais j’savais pas Volkan », elle en presque les larmes aux yeux.
La difficulté pour moi, c’est intervenir au bon moment, sans couper les élans, sans imposer mon discours.
Il y a quatre ans, au cours d’un Conseil, je m’étais laissée aller à parler à la place de Neïla qui levait la main, elle a eu un geste d’humeur « j’voulais l’dire ! » et j’ai eu très mauvaise conscience de n’avoir pas su me taire et c’est avec sincérité que je lui ai fait des excuses « Excuse-moi Neïla, je ne le referai plus » et très sérieusement elle m’a répondu « J’accepte tes excuses ».
Faire sentir les sentiments.
« Mariama s’est sentie ridicule avec cette évocation…
- Vous comprenez ridicule ?
- oui c’est quand on se croit bête,
- ça vous diminue ça vous fait sentir moche. »
« On ressent de la honte, les autres rigolent de vous, cela vous est-il arrivé d’avoir honte ? vous comprenez ce sentiment ? »
Je les fais imaginer le sentiment en le décrivant, leur donner des mots, du vocabulaire peut les aider à affiner leur expression donc à penser plus loin, au plus près du ressenti, on est pas loin alors du sentiment de compassion.
- « Y’a un garçon y m’a dit pouilleuse et… » comme Lucie n’arrive pas encore bien à mettre en phrase le mot honte je lui souffle « tu as ressenti de la honte et de la colère ? » » Oui j’ai ressenti de la honte », « ça veut dire que ça rabaisse » ajoute Thi-Léa qui a oublié de lever la main pour parler, mais ce qu’elle dit tombe bien à propos.
Maintenant il y a moins de jugement sur Carine dans le regard des autres, elle parle à la classe « et puis on peut pas en parler pour de vrai parce qu’on sait pas ce que c’est ». Je suis étonnée par sa remarque, personne ne relève.
Cet intérêt croissant pour le Conseil va avec le pouvoir d’écrire. Maintenant ils ne me demandent plus de modèles, ils s’arrangent pour écrire seul ou à deux les plaintes et les idées, nous trions dans les plaintes celles qu’on pourrait traiter en dehors du Conseil :
« Tu pouvais t’arranger sans le Conseil ! » disent-ils quand un enfant mis en cause fait de lui-même des excuses ou quand il a fait directement appel à moi pour que j’arbitre sur place.
« Quand on ne peut pas s’arranger, on porte l’affaire devant le Conseil parce qu’on a besoin de l’aide des autres. »
En CP au mois de mai, mes élèves sont capables de discerner ce qui est du ressort du Conseil et ce que l’on peut négocier tout de suite.
Ils ont maintenant des outils : le rituel des excuses, les explications à tour de rôle…Ils disent « il faut parler ! »
« Est-ce qu’on a le droit de pas être d’accord avec la maîtresse ? »
Marie a six ans, elle participe beaucoup pendant les Conseils. Son tour de parler arrive, elle lit « Est-ce qu’on peut pas être d’accord avec la maîtresse ? » et elle explique sa revendication et s’adresse à moi : « voilà, Claire a pris beaucoup de temps pour faire un bricolage et elle a pas fini sa journée de travail, et toi tu l’as grondée et moi je suis pas d’accord avec toi, elle se rattrapera demain, est-ce qu’on a le droit de pas être d’accord avec toi ? »
La question embarrasse le groupe, tous me regardent et attendent ma réaction. Dans le cadre institutionnel du Conseil, elle remet en question mon pouvoir.
Alors, c’est que j’ai bien travaillé, pour moi, c’est une véritable récompense.
« oui Marie ». Claire a trouvé son avocate en la personne de Marie. C’est à mon tour de m’expliquer devant le Conseil :
« C’est au moment du bilan que j’ai vu que Claire n’avait pas fait le travail du jour, prévu dans son plan de travail, que pouvais-je faire ? la féliciter ? Je me suis inquiétée, je rappelle à Claire que le travail prévu pour tous dans le plan de travail doit être fait, c’est la règle…
- Mais le travail doit être fait à la fin de la semaine, on doit finir sa semaine de travail, comme tu dis (c’est Marie qui me parle).
- Bon et bien faites vos propositions nous déciderons ensemble de rajouter un alinéa aux règles du travail…
- Je propose qu’on ait le droit de se mettre en retard une seule fois par semaine, quand on veut faire un bricolage qui prend du temps (Marie).
- Mais pourquoi faire ton bricolage d’un coup, pourquoi t’en fais pas un peu tous les jours, Claire ? (Ismaëlle)
- J’avais envie de voir comment c’était une fois fini (Claire).
- Si tu le fais en plusieurs jours tu peux y penser (Michaël).
- Peut-on oublier sa journée de travail ? (moi)
- Non mais j’fais du boulot le matin et j’bricole l’après-midi.
- Michaël a raison et si tu fais ta fabrication en deux jours tu vas plus vite, tu seras pas trop en retard (Romain). »
Quand un élève explique une agression :
- « Il m’a donné un coup de pied
- oui mais toi tu m’as tordu le bras ! »,
Sélim dit « c’est la guerre », c’est lui qui a trouvé le mot, il nous explique que ça peut ne jamais s’arrêter « si on rend ça fait la guerre ! ». Son point de vue a été repris par beaucoup dans la classe, comme une prise de conscience, que c’est vain de rendre les coups…
Je constate dans la classe qu’il y a un nombre considérables de petits conflits parfois graves, et je suis effrayée par l’idée des classes où la parole n’existe pas.
Ecoles mixtes garçons et filles se côtoient.
Une plainte de Charline est à l’ordre du jour : « José m’a battue dans la cour j’étais en train de jouer avec Samia à la déli et José il lançait sa bille et il l’a perdue alors y m’a tapée. » Quand elle a fini de lire ce qu’elle a écrit, elle se tourne vers José et attend… silence… cela arrive, le silence est à prendre en compte, déjà des enfants se regardent gênés « Alors, José ! », il parle enfin « Pas’que c’est une fille… », c’est tout ce que nous saurons.
Des mains se lèvent, Sarah parle « c’est pas une raison José, toi t’es bien un garçon et on te dit rien ! », elle est outrée « c’est pas pas’que c’est une fille, hein ! »
Je croise les parents de José un samedi, je transgresse une règle de base du Conseil et je demande aux parents : « pourquoi le fait d’être une fille légitime-t-il aux yeux de José ce geste de violence ? ». José écoute, les parents sont étonnés, nous parlons ensemble avec José et je découvre qu’il a une petite soeur très envahissante et la maman m’explique « je voulais une fille et enfin elle est arrivée ! » pour José c’est difficile de faire une place à sa petite soeur. « Ah ! c’est donc ça… », je m’exclame devant les parents qui jurent devant lui et « On n’est pas comme ça dans la famille. »
La question est sérieuse, le rôle des garçons et des filles est rigide chez mes jeunes élèves, c’est à propos de discussions sur « quel petit jouet je vais prélever de mon coffre à jouets pour offrir à mon correspondant ? » que leurs représentations se sont montrées inchangées. Clément qui a une correspondante est bien embêté « j’peux pas lui donner un pistolet ! j’ai pas d’poupée ! »
Vanessa l’interpelle : « Clément, elle aime peut-être jouer au pistolet, moi j’fais zorro dans la cour ! », plusieurs filles revendiquent le droit de jouer comme les garçons, mais peu de garçons parlent de jouer comme les filles, seul Sélim raconte « moi j’sais faire des habits j’couds avec ma mère », j’en profite pour signaler aux plus récalcitrants : « les plus grands couturiers sont des hommes… » « hou ! », crie Clément, c’est pas gagné…
Au Conseil on apprend à écouter : c’est un apprentissage indispensable, former à l’écoute cette petite humanité pensante. Vivre avec les autres , ça s’apprend, ça se « pense », il ne faut pas négliger cette dimension de la vie à l’école, à mes yeux c’est par la pratique de la citoyenneté que les élèves dans la classe vont accepter d’apprendre en coopérant.
Pour sa classe, on peut commander à L’association Non-violence Actualité des jeux de groupe coopératifs et des albums… (voir le catalogue), cette association édite une revue mensuelle.